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17 avr. 2011

Moonlight Sonata - n°21

  Leur premier rendez-vous laissa une très bonne impression à Alex. Calés à une petite table, dans un café sympathique où quelques habitués dégustaient tranquillement leur boisson en écoutant de la musique classique, ils avaient parlé de leurs vies respectives. Cette jeune femme s'appelait Esther, et était pâtissière. Tandis qu'elle parlait, elle avait souvent ce petit tic de regarder un peu sur le côté avec un petit sourire, comme si son visage commentait avec malice ce qu'elle disait et faisait.
Elle aimait se promener dans les parcs, seule, le dimanche, et y rencontrer des gens, un peu par hasard. Elle lui parla d'un petit grand-père qu'elle voyait souvent et qui lui racontait les histoires avec ses différentes amantes comme s'il s'agissait d'un roman-feuilleton, et d'une jeune fille avec qui elles parlaient philosophie en mangeant des hamburgers. Alex comprenait instinctivement comment elle avait pu tisser ce genre de liens avec des gens aussi différents. Elle parlait avec douceur et franchise, et semblait toujours vouloir s'assurer qu'il était bien, et qu'elle ne l'importunait pas avec ses anecdotes. Son enfance n'avait pas été très joyeuse, mais elle semblait profiter avec délice de la nouvelle vie que lui avait offert l'âge adulte. 

Alex la regardait, en train de parler, lumineuse tout en ne sachant pas qu'elle l'était, et se rendit compte qu'il était complètement perdu. Il constatait avec plaisir tous les charmes de cette jeune femme, mais il ne savait pas s'ils le touchaient. Ou si, il y était sensible, mais il avait l'impression d'être détaché de tout. Il n'aimait pas trop cet état, car il se sentait comme quelqu'un qui restait sur le côté de la route, à voir le cortège défiler avec nostalgie au lieu d'en faire partie, mais il ne pouvait rien y faire. Il savait juste qu'il avait envie, lui aussi, d'avoir son petit rituel dans la vie d'Esther. Et cette idée était infiniment rassurante quand il y pensait.
Il la regardait parler, comme il aurait pu fixer, hypnotisé, les reflets du soleil sur l'eau, ou l'ombre d'un feuillage se mouvoir sur le sol au gré du vent ; il appréciait cela avec délice, mais sans vraiment y prendre part. Quand elle eut fini de parler, elle le regarda dans les yeux, et lui posa une question. Il ne réagit pas tout de suite, puis sembla se ressaisir comme s'il sortait d'une rêverie.

- Quoi ? Oui ? Ah, mon enfance ? Eh bien, euh... Il n'y a pas grand chose à dire, bredouilla-t-il, confus, ne trouvant dans son cerveau qu'un grand vide blanc lorsqu'il se reposa la question à lui-même.
- Vous avez bien des souvenirs, des choses qui vous ont marquées ?
- Oui, oui je... Excusez-moi, je cherche, dit-il, recouvrant son visage de ses mains, comme si cela allait l'aider à mieux s'en souvenir.
- Je vous ennuie peut-être ? dit-elle d'une petite voix.
- Non pas du tout ! Assura-t-il, touché par cette inquiétude. Je suis désolé, ce n'est vraiment pas votre faute, je ne sais pas ce que j'ai aujourd'hui... Non, ne vous inquiétez pas, vous êtes parfaite.
- Je vois, dit-elle avec un petit sourire.

Elle le prit par la main, et l'entraîna hors du café en ne disant qu'un « venez avec moi ». Elle marchait en souriant, d'un pas léger et presque conquérant, et, lui tenant toujours la main, elle se faufila d'une rue à une autre, suivant un itinéraire qu'elle semblait connaître par coeur. Ils arrivèrent alors dans une sorte d'arrière cour d'un grand immeuble en pierre, qu'ils traversèrent jusqu'à la lourde porte du bâtiment. Elle l'ouvrit avec une relative aisance par rapport à ce que pouvaient promettre ses bras frêles, et entra, tenant toujours Alex par la main. Elle monta alors les escaliers rapidement, l'obligeant à sauter quelques marches. Tout en faisant attention à où il posait les pieds, il regardait de temps en temps les mouvements de sa jupe tandis qu'elle grimpait les étages, et son si beau sourire, qu'il n'apercevait que lorsque l'escalier tournait.

Ils arrivèrent finalement tout en haut de l'immeuble, dont elle ouvrit la toute dernière porte, pour déboucher sur le toit.
L'endroit était joli : une petite balustrade de pierre marquait la séparation entre le vide et les dalles de pierre qui recouvraient la surface plate du toit. Tout autour s'étendait la ville; sa rumeur, assourdie depuis la haute position qu'ils occupaient à présent, les enveloppait comme un murmure.

- Tu peux t'allonger par terre, si tu veux, c'est propre. Je viens souvent ici, alors je fais un peu de ménage, pour pouvoir m'y sentir comme chez moi. Et puis c'est sympa de passer le balai tranquillement sur le toit du monde. Tu ne trouves pas que c'est un peu comme le toit du monde ici ? C'est comme ça que j'appelle ce lieu en tout cas.
- Il n'y a que toi qui vient ici ? demanda-t-il.
- Oui, il n'y a que moi qui ai la clé. Ma grand-mère était mariée au propriétaire de l'immeuble – un premier mariage, il est mort, et ensuite elle s'est mariée avec mon grand-père – et il lui avait donné la clé, car il savait qu'elle adorait passer du temps ici. Elle est morte aussi maintenant, mais elle m'amenait souvent ici, et elle m'a légué cette clé comme héritage. J'ai un frère et une soeur, mais je ne sais même pas s'ils connaissent l'existence de ce lieu. Enfin si, peut-être, mais j'aime bien me dire que cet endroit n'est qu'à moi.
- Merci de m'avoir amené ici, répondit Alex, qui souriait doucement depuis qu'il avait posé les pieds dans cet endroit.
- De rien. C'est ici que je viens quand j'ai les pensées confuses. Est-ce que ça t'aide, toi aussi ?
- Oui, beaucoup. Mais je crois que je n'ai toujours pas trop la tête à parler de mon enfance. Un autre jour peut-être. Par contre on peut parler d'autres choses si tu veux, ça me ferait très plaisir en tout cas.

Et ils s'allongèrent, dans des sens opposés, mais leur tête côte à côte, et se mirent à bavarder en regardant les nuages. Alex se dit que c'était l'un des meilleurs moments qu'il avait passé depuis bien longtemps. Tout était bien. Le soir, il rentra chez lui, comme apaisé, et heureux.

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